Le chant du Sassoun

L'épopée arménienne de David de Sassoun (appellation la plus courante) a été découverte par des ethnologues arméniens à la fin du XIXème siècle et soigneusement collectée et documentée depuis. Elle comporte environ 160 variantes, concordantes ou non et dites dans différents dialectes, mais dans sa forme aujourd'hui la plus connue elle raconte l'histoire de quatre générations de héros aussi gigantesques de taille que de cœur. Les géants du Sassoun sont des êtres à la fois incroyablement faillibles, retors et valeureux mais surtout foncièrement bons : des héros solaires en quête de paix.

L'épopée, dite depuis plus de mille ans, est un récit fondateur de la culture arménienne. Née au VIIe siècle mais incorporant de longues parties datant de l'ère pré-chrétienne, elle a pris forme au moment de la lutte du peuple arménien pour repousser les invasions arabes. Elle est inscrite depuis 2012 sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l'humanité de l'UNESCO

Récit fleuve en quatre parties, elle relate les exploits de quatre générations de héros aux pouvoirs surnaturels, chacun faisant l'objet d'un 'Chant'.

  • Chant I – Sanassar et Baghdassar : Tzovinar, fille du roi Gaguik, part épouser le tyran Sénachérim pour protéger son royaume. En chemin elle boit l'eau d'une source magique dont elle enfantera des jumeaux, Sanassar et Baghdassar, qui fonderont la ville et le royaume de Sassoun.
  • Chant II – Meher le Grand : Sanassar et Quarente-Tresses-Blondes, fille du roi des génies, auront un fils, Meher le Grand, qui reprendra la tête du royaume. Son combat vainqueur contre un lion lui vaudra aussi le nom de Meher le Lion. Meher et sa femme Armaghan se sacrifieront pour avoir une descendance.
  • Chant III - David : David, fils de Meher, sera d'abord élevé par les ennemis du royaume puis ramené au Sassoun encore enfant. Il y sera berger, chasseur puis roi. Le chant de David est le plus long et le plus connu des Arméniens.
  • Chant IV – Meher le Jeune : Meher le Jeune, fils de David et de Khandouth et dernier héro du Sassoun attend encore aujourd'hui son heure. Immortel et sans descendance, enfermé dans une caverne parce que la terre ne peut plus le porter, il observe l'état du monde.

Le Chant du Sassoun nous parle d'une façon immensément digne du vivre et du mourir dans le chaos d'une vie qui nous échappe en permanence. Il nous parle de l'apparition cyclique d'une force colossale qui se lève en défense de l'injustice et interroge la notion de conflit et de paix et par cela-même, la notion de la dualité inhérente à notre monde. Il nous parle d'un cheminement intérieur depuis une origine liée mystérieusement à l'eau, d'un royaume à bâtir et à protéger, de forces contraires à tenir en équilibre.

Ce spectacle fait suite à une recherche commencée en 2010 par la lecture amoureuse du livre David de Sassoun, publié par l'Unesco. S'en est suivi presque immédiatement un voyage au Sassoun, région et petite ville du Kurdistan turque et lieu-cœur de l'épopée. Ce voyage a permit de donner un cadre à l'épopée, des images et des sensations. J'ai par la suite voyagé en Arménie, y ai vécu deux ans et continue d'y retourner. J'ai la chance d'y avoir rencontré des ethnologues et des artistes ayant travaillé sur l'épopée et qui m'ont partagé leur approche. Il a donc fallu 12 années de maturation, de lectures, de voyages et de rencontres avant d'être prête à dire cette épopée.

Principaux livres et versions de référence pour ce travail :

  • Feydit Frédéric, David de Sassoun : épopée en vers, Gallimard Connaissance de l'orient, Paris, 1989
  • Kouymjian Dickran, David of Sassoun: Critical Studies on the Armenian Epic, The Press at California State University, Fresno, 2013
  • Macler Frédéric, Contes, légendes et épopées populaires d'Arménie,II, Légendes, Geuthner, Paris, 1933
  • Melik-Ohandjanian Karape, Les Fous de Sassoun, épopée nationale arménienne, Edit Print, Erevan, 2015
  • Varvarian Alice, La saga des héros de Sassoun, Tomes 1, 2, Sigest, 2007

Journal de voyage : Sur les traces de David de Sassoun – Turquie, février 2010

« Accompagnée de Zeinel, chargé culturel à Diyarbakir et d'Osjan, cinéaste en repérage pour son prochain film, je me mets en route. Un peu inquiète au départ de Diyarbakir au vu du peu d'émotion que suscite en moi notre environnement, je traque le moindre bout de roche, la moindre égratignure dans des champs vaguement vallonnés et d'un vert uniforme. Je me demande qui peut bien avoir le courage de cultiver de tels champs, sans débuts ni fins.

Juste après Silvan, nous nous arrêtons près d'un splendide pont sur lequel des gamins accourent pour nous en raconter l'histoire. Nous aurons droit à trois versions : kurde pour Zeinel, turc pour Osjan et anglais phonétique pour moi.

Puis la roche commence à affleurer sur notre gauche, je me sens frémir. Le paysage se déchire, des maisons basses en pierres apparaissent, se distinguant à peine de la montagne. Nous longeons la rivière Batman. Des arbres effeuillés par l'hiver et aussi tordus que les cailloux sont semés sur les collines. Je repense à une phrase du premier Chant : « Ils arrivèrent enfin dans un endroit sauvage. Chaos de rochers, vallées
encaissées, abîmes, roches, défilés, forêts, ours et bêtes fauves. Pas une habitation dans les parages. Le pays leur plut beaucoup. »

Bienvenue en Sassoun ! C'est bien ce paysage qui se déploie sous mes yeux et je commence à prendre la mesure de l'immensité du pays, pris entre le Tigre et l'Euphrate. Je regarde les gigantesques Sanassar et Baghdassar arpenter les lieux et soulever les pierres pour en faire leur forteresse.

Je pense aux Arméniens qui n'habiteront plus ces lieux et si le Sassoun n'appartient plus à une réalité sociale il reste une demeure de l'âme. Quand une terre a donné naissance à de tels « Tordus » elle demeure à jamais imprégnée de leur odeur. J'y trouve aussi ma propre demeure d'humaine, liée à ces héros nés de l'infécondé et qui témoignent bien quelque part de la vanité à vouloir se posséder soi même. Héros nés d'une femme et d'un lac !

Si la muraille-forteresse de montagnes qui entoure Sassoun est incroyable, la ville n'est pas époustouflante en soi et surtout… pas une femme en vue… Tout le monde est un peu mal à l'aise. Osjan me demande gentiment si je veux rester là et me glisse qu'il n'y a sans doute pas d'hôtel. Tout aussi gentiment je lui réponds que je pense plutôt rentrer avec eux à Diyarbakar. »